Zone de contrôle d’Hélène Dormond aux Editions plaisir de lire

Et si cette zone de contrôle, c’était Marianne elle-même qui se l’était aménagée bien autour d’elle et des siens pour éviter qu’elle ne bascule au-delà et ne quitte le droit chemin.

-Au-delà ?

-Oui, l’au-delà, cet inconnu, cet horizon lointain, ce quelque chose d’éthéré, qui nous attire et nous fait peur tout à la fois. 

Eh bien, Marianne, l’héroïne de ce bon roman, n’échappe pas à cette attraction tout humaine. Car, en deçà de sa zone de contrôle bien connue, il y a l’attrait de l’inconnu et tous les risques que cette nébuleuse comporte. Seulement, malgré toutes les précautions que notre héroïne prend pour rester sur le droit chemin – à l’intérieur de sa zone -, y restera-t-elle vraiment ? 

Ma foi. Avec les pérégrinations de sa vie quotidienne compliquée pour ne pas dire excessivement compliquée, on a bien l’impression que malgré que cet inconnu lui fasse peur, elle l’aimante. C’est inéluctable. Un vrai aimant. Pour ne dire pas dire un vrai amant. 

Et donc, est-ce pour contenir cette soif inextinguible d’évasion, de liberté bien planquée, que notre héroïne s’inflige une telle reconversion ? Est-ce le remède ? Choisir un métier pareil pour mieux rester dans cette zone-là ? Oui, parce que vous ne m’enlèverez pas le fait qu’abandonner le métier de fleuriste pour celui d’auxiliaire de police nous laisse perplexes, cois, désemparés, pour ne pas dire franchement désespérés.

Certes, certes, l’explication rationnelle est cette allergie cutanée à une large variété de plantes que Marianne a développée qui la pousse à changer de métier. Mais pourquoi diable choisir une fonction, où elle sera abhorrée plusieurs fois par jour par des automobilistes qui lui aboient au visage quand ils ne lui cracheront pas dessus. N’aurait-elle pas pu choisir une reconversion dans un autre domaine ? Auxiliaire de police ? Admettez que c’est bizarre de s’infliger pareille pénitence ? Lâcher un métier plein de compliments pour en adopter un autre plein de réprimandes. S’entendre crier dessus des paroles aimables après avoir déposé une amende sur le pare-brise d’un deux-roues qui entravait le passage : 

« C’est pas un chien policier qu’il vous faut, à vous, mais un chien d’assistance, à ce stade de la débilité. »

Y a-t-il une énigme ? Pourquoi cet acharnement à se faire autant de mal ? N’a-t-elle pas assez souffert ? 

Aïe ! Notre chère héroïne est mère de deux adolescents charmants avec toutes les réjouissances que cet âge exquis suppose : leur égo démesuré, leur désinvolture et leur excès d’impertinence lui renvoient quotidiennement en pleine figure ses échecs, ses défaites, ses faiblesses … Autre chose ?

À mon arrivée à la maison, Laetitia et Daryl sont assis à la table de la cuisine. Je hausse les sourcils, surprise de cette trêve entre mes enfants. Depuis qu’ils sont entrés dans l’adolescence, leur relation a des allures de vendetta corse. Je me retourne vers mon fils, ce gamin déguisé en homme avec sa voix grave et son mètre quatre-vingt, ce gosse qui croit que ses écarts de conduite feront de lui un adulte.

Je suis à bout. Daryl, tu fais n’importe quoi. Dorénavant, plus de sorties ni de skate park. Tu restes ici et du m’aides à la maison. 

Abuse de ton pouvoir tant que tu peux. Mais c’est pas ton uniforme qui fait de toi Napoléon. T’es que sous-flic, je te rappelle. 

Ou milieu de cette décoction quotidienne sympathique, il y a aussi Charles-Armand comme elle appelle ainsi son père depuis ses douze ans. 

Je n’avais pas osé la moquerie avec Papounet et le sobriquet de Chef, il commandait déjà assez comme ça, alors j’ai essayé son prénom. Étonnamment, il a accepté sans broncher

Charles-Armand, le râleur, qui la réprimande de ce qu’elle est en retard pour son repas. Charles-Armand dont il faut s’occuper, son appartement qu’il faut nettoyer. 

Chargée de mes courses, j’entre dans l’appartement de Charles-Armand. Plongé dans ses mots croisés, comme à son habitude, il lève le nez à mon arrivée. Tu es en retard. Ma montre indique midi douze, je suis en faute. Charles-Armand ne tolère pas le moindre manquement … Je rétorque, agacée. Je passe mon temps à courir ! Charles-Armand lisse sa moustache blanche, taillée à la polonaise, petite raie au milieu et fines pointes horizontales, et braque sur moi son regard bleu électrique. Marianne … ça fait cinq ans. Tu dois tourner la page. Il faut penser à tes enfants, au travail. 

Marianne corvéable à souhait, employée modèle, mère courage, qu’est-ce donc une allégorie du calvaire ? Mais le lecteur ne tiendrait-il pas la clé de l’énigme dans cette phrase de Charles-Armand ? Quelle page la bonne Marianne devrait-elle enfin tourner ? Et si ce geste libérateur la poussait hors de sa zone de contrôle, passant en deçà du check-point Charlie salvateur ?

Une plume racée, pleine d’ironie et d’intelligence, un bon roman qui se lit avec plaisir.

https://www.plaisirdelire.ch

Déflagration de Serge Bimpage aux Éditions de l’Aire

Corderey, personnage central de ce roman, est un universitaire à la réputation bien établie. Professeur d’histoire, grand spécialiste de la Suisse, décoré de l’Ordre des Palmes académiques et réputé à l’international pour son ouvrage de référence Une île au milieu de l’Europe, salué par la critique et les milieux intellectuels pour son éclairage sur la démocratie directe.

Une identité comme un vernis protecteur qui lui vaut l’admiration de ses étudiants, des membres du Département d’histoire de l’Université de Genève, y compris celle du concierge. 

Mais qu’arrive-t-il le jour où la rumeur familière des étudiants dans le hall de l’université ne parvient plus jusqu’à lui ? Ce jour où, dans sa loge, le concierge fera mine de ne pas le voir pour éviter de le saluer ? « Sur le banc de la place où il avait échoué, Corderey fut pris du besoin d’aller frapper à la porte de quelque ami mais il réalisa que sa carrière l’avait beaucoup trop occupé pour en cultiver, c’étaient plutôt des collègues donc les derniers à qui se confier. Il regarda autour de lui, hagard, habité du stupide espoir que le clochard se présentât. L’idée était saugrenue, si indigne qu’il se mit à gémir. »

Car sous son vernis, le professeur Corderey est aussi un homme victime de furieuses poussées d’eczéma dans le dos en une zone où il ne parvient pas à se gratter. Il est aussi Julius, marié à Inès, en séparation pour la cinquième fois. Anti-héros misanthrope et solitaire « … replié sur lui-même, détestant les complications autant que les surprises, se calfeutrant dans une neutralité lâche », affublé du déclin de l’âge et, de surcroît, chutant lorsqu’il tente d’honorer sa femme. « Il s’était jeté sur elle et c’était là qu’il avait perdu l’équilibre et s’était luxé l’épaule, mettant un terme redoutablement définitif à toute chance de la reconquérir… Son médecin l’avait rassuré. A son âge, il était parfaitement normal de chuter… on chutait une fois par année … jusqu’à la bonne. » 

Que va devenir ce protagoniste qui ne parvient pas à atteindre la zone qui le démange, comme il ne parvient pas à recoller avec Inès, ni à trouver l’inspiration pour son prochain livre ? Notre professeur à l’égo-démesuré va-t-il résister à cette démangeaison de changer les choses, de trouver une suite à Une île au milieu de l’Europe ?

Et Boum ! Il n’aura pas longtemps à résister, le destin va s’en charger tout seul. 

Car la Suisse, ce pays classé premier au rang de l’indice mondial du bonheur, si tranquille en apparence, si neutre, si propre « … au relief attendrissant, d’une irréprochable proprété, sans la moindre contrariété … » va être bouleversé par un événement majeur, une explosion volcanique ! Alors « … toute couleur avait été comme effacée du paysage, tout n’était que grisaille à perte de vue … »

L’éruption du volcan comme une allégorie du changement, une déflagration de notre personnage principal, recouvre désormais le Petit-Pays de cendres « Les marches de l’escalier, les edelweiss, les gentianes et les rhododendrons étaient recouverts d’une fine poussière, on aurait dit de la neige sale. »

Corderey va se réfugier à Marmotence, son village d’origine, il fuit les eaux qui montent, puisqu’un gigantesque bouchon de lave s’était formé à la sortie du lac de Constance ! Ce bouchon faisait barrage aux eaux de l’Aar et du Rhin. Selon toute probabilité, l’eau risquait de refluer à l’intérieur du pays. 

Cette explosion qui secoue le Petit-Pays forcera-t-elle Corderey à se dépasser, à se débarrasser de cette misanthropie eczémateuse qui lui colle à la peau ? Que va-t-il lui arriver, isolé dans son chalet sous des mètres de neige, forcé de pelleter tous les jours pour dégager le chemin des vivres. Est-il vraiment aussi seul qu’il y parait dans cette galère ? « Alors, il eut le sentiment d’une présence. Ça lui arrivait parfois, sur le bord extérieur de ses lunettes il croyait voir des formes et devait vérifier. De la fumée se dégageait de la cheminée. A nouveau, la silhouette passa devant la fenêtre. »

Le spécialiste de l’histoire de la Suisse pourra-t-il, comme elle, renaître de ses cendres ? 

Ne serait-ce pas aussi cela les leçons d’une catastrophe : l’irruption de l’imprévisible qui le pousserait à se dépasser, à sortir de sa zone de confort, à renaître ? Car, en attendant, « quand il ouvrit les yeux, il vit dans son regard qu’il n’était plus le même homme. »

Un beau roman allégorique dont l’idée du cataclysme relèverait d’une intuition puisqu’il a été écrit avant la crise sanitaire que le monde et la Suisse sont en train de vivre. Une écriture métaphorique, ironique et élégante.

« Ce livre a été écrit durant les trois mois qui ont précédé la pandémie. Trois-moi plus tard, la planète était contaminée. Les citoyens du « Petit-Pays », comme ceux du monde, réalisaient avec angoisse leur soudaine fragilité, quelles que soient leur nationalité, leur condition sociale ou financière. »

BIMPAGE S. Déflagration. Éditions de l’Aire. Vevey, 2020

https://www.tdg.ch/blog-wch/standard/jeanmichel-olivier-angoisse-tremblements/story/17344447

Déflagration

Une vie de facteur de Jean-Jacques Kissling aux Éditions Héros-Limite

Depuis que j’ai lu Une vie de facteur de Jean-Jacques Kissling, je ne vois plus mon facteur du même oeil. Certes, je n’ignorais pas les bouleversements au sein du service postal, je me disais bien que sa façon de prendre le petit chemin à toute vitesse et de jeter le courrier aussi sec dans ma boîte n’était pas étrangère à un impératif financier extérieur à lui-même : quelques nouveaux dictats de performance imposés par une machine. Eh oui, le temps de mon facteur est désormais séquencé par une machine qui ne lui laisse guère plus la liberté de s’arrêter, seulement celle de lever un bras fugitif vers moi en guise de salut.

Je suis née dans les années 70. Parfois, je me demande si ma mémoire me joue des tours, si je n’ai pas simplement rêvé d’une époque où les facteurs avaient le temps de discuter avec vous. Je veux parler de ce temps-là que m’évoque L’Ecole des facteurs de Jacques Tati et Bienvenue chez les Ch’tis de Dany Boon.

Mais Jean-Jacques Kissling qui a une vie de facteur s’en souvient ! Ce temps-là a bel et bien existé et regardez comme c’était bien : Nous prenions le chemin de Bourdigny-Dessous en passant par Champigny. Le paysage était splendide … Cheveux au vent, nous fonçions vers la cinquantaine-huitième boîte aux lettres. Un bon café au lait accompagné de rissoles aux poires faites maison nous attendaient. Nous étions servis par un couple d’employés communaux à la retraite.

Maintenant, c’est tout différent, lorsque le facteur est en retard, il a droit à une diatribe de ses supérieurs … les jambes légèrement écartées et les mains croisées derrière le dos … sur un ton méprisant à la limite de l’engueulade … nous expliquent que notre travail n’est pas bon, que nous sommes beaucoup trop lents, pratiquement la honte de la région. L’entreprise ne peut plus cautionner une équipe comme la nôtre, qui n’est pas assez productive. « Nous ne voulons plus voir de facteur traîner ici après 9 h, ou discuter de la pluie ou du beau temps. Votre tournée arrive séquencée et préparée !

Une vie de facteur, c’est l’histoire de la métamorphose du service postal au coeur d’un système économique et politique où le dieu Argent règne en maître. Bienvenue dans Métropolis où la machine décide et ordonne au facteur de ne plus apporter les recommandés directement chez les gens. La raison en est simple : cela prend trop de temps et ce n’est pas profitable aux actionnaires qui perdent de l’argent, les pauvres !

Oui, mais Jean-Jacques a osé lui, il est allé apporter ce recommandé et voilà ce qui s’est passé : Dans le ciel noir les grailles d’une nuée de corneilles résonnent sur l’imposante structure de béton et de métal qu’est Palexpo. Ambiance médiévale pour une mise à mort. Attention à ne pas glisser, les escaliers … sont recouverts de glace !

Alors à la prochaine séance, Jean-Jacques risque bien d’être cloué devant les autres. Car s’il n’y a pas de primes cette année, c’est probablement sa faute, le vieux qui s’est arrêté pour apporter le colis à cette autre vieille qui n’arrivait plus à sortir de chez elle. Mais ça, on s’en fiche, nous ce qui compte, c’est le profit ! Cupidité quand je te tiens ! Le monde à mes pieds ! Voilà le maître-mot. L’humanité suit ses balises au milieu de la nuit. Adieu conscience, adieu les autres, Bonjour tristesse, pardon Françoise.

Jean-Jacques et mon gentil facteur sont devenus les esclaves des machines qui leur imposent une course contre la montre. Allez ! Plus vite ! Plus vite ! Le facteur humain a disparu … cet humain avec qui on pouvait discuter est passé à la trappe. Crac ! Y’a plus ! Débrouillez-vous ma petite dame pour votre recommandé, c’est pas notre problème, demandez à la société !

Voilà la fin d’année qui approche à grands pas, l’époque étrange, l’atmosphère délétère, et comme mon facteur n’a plus le temps de boire un café, je glisserai dans ma boîte aux lettres un petit mot manuscrit avec des étrennes, c’est décidé, je n’oublierai pas.

Une vie de facteur est un beau texte autobiographique qui dénonce un système exploitant l’humain, un livre bien écrit qui vous happe aisément jusqu’à la fin en vous laissant un goût d’indignation !

Kissling J.-J. Une vie de facteur. Héros-Limite, 2016

http://www.jjkphoto.ch/livre_une_vie_de_facteur.htm http://www.jjkphoto.ch/peuple_de_la_foret.htm

Pop-corn girl de Laure Mi Hyun Croset aux Éditions BSN Press

Tout n’était que miroitement. Les buildings brillaient comme embrasés par la lumière du mois d’août, et l’immensité du lac reflétait le ciel d’un bleu argenté. (…) son existence, si morne jusqu’ici, ressemblerait bientôt à du cinéma, songea-t-elle.

Là, nous avons une Emma s’enthousiasmant sur les buildings de Chicago à travers les hublots de l’avion qui va la déposer en Illinois sous peu… Mais attention Emma ! Car tu te trompes peut-être et tout ce qui brille et miroite n’est pas forcément d’or comme dans les nombreux films que tu as vus avant de quitter le vieux continent.

Eh voilà ! A peine a-t-elle posé le pied aux États-Unis qu’elle déchante. Le temps des désillusions a-t-il déjà sonné ? On dirait, car un sentiment de décalage, de retrait du groupe s’installe dans le cœur de la jeune collégienne qui a quitté Genève, ses amis et sa famille pour passer 10 mois dans la high School de Gendbard East dans la banlieue ouest de Chicago.

Ce sentiment naissant, un peu douloureux, de mise à l’écart montre ses premiers signes … peu après l’embarquement, elle avait appris les destinations de ses camarades (La Californie), elle avait été dépitée de ne pas goûter, elle aussi, à l’ivresse de cette terre ensoleillée … On dirait qu’Emma s’inflige … de séjourner 10 mois à Chicago dans une ville où l’amplitude des températures, si l’on tenait compte du vent brutal et glacé en hiver, pouvaient atteindre des records.

A 16 ans, la jeune Européenne rêve d’une expérience américaine grandiose, mais c’est sans compter sur les découvertes piquantes, les déceptions cuisantes que lui réserve cette nouvelle culture pleine de contradictions et radicalement opposée à la sienne. 

Malgré la promesse de la chambre bleue et du lit à baldaquin de sa famille d’accueil, Emma déchante en franchissant le seuil de la maison des Kieslowski, l’ornementation extérieure lui parut être celle d’une enfant attardée ou d’un asile pour vieuxUne oie en plâtre avec un chapeau jaune maintenu par un ruban bleu sous le bec et tenant un parapluie souhaitait la bienvenu aux visiteurs, tandis qu’un paillasson en forme de hérisson affichant sur son dos l’inscription « Sweet home » annonçait la couleur.

Bon, au diable la famille d’accueil, il reste heureusement la découverte de l’école et du fameux bus jaune, dont elle a tant rêvé. Seulement, dans la high school de Gendbard East, le sentiment de décalage resurgit : Emma est une jeune Européenne en échange et l’identification au groupe est essentielle. Elle désire ardemment trouver sa place et briller, elle-aussi, comme les cheerleaders, ces jeunes-filles qu’elle trouve ravissantes, sculpturales, sophistiquées et tellement sexy et qui forment l’élite de l’école en soutenant les équipes de football des garçons.

Mais d’où lui vient ce besoin impérieux, cette obsession de vouloir tant ressembler à ces filles qui suent en agitant des pompons ? Serait-ce que … les pom-pom girls possèdent une richesse immatérielle fabuleuse : la considération des autres et ses corollaires, l’amour et le sexe ?

C’est surtout que si Emma ressemblait à une de ces filles-là, le beau Jeff Preston Wilkinson, le capitaine de football de l’école, l’inviterait au bal de homecoming. Oui ? Mais non … parce que Jeff n’a d’yeux que pour sa popularité et tout ce qui peut l’accroître, les cheerleaders notamment.

Que va faire Emma alors ? Comment prendre sa place dans ce cirque ? Comment garder de la distance avec ce cœur qui s’emballe à la vue de Jeff et de ces jeunes-filles so sexy ? Tourner en dérision son sort malheureux en le domptant de sa belle plume ? Eh paf ! C’est trouvé ! Grâce à son écriture incisive et mutine, Laure Mi Hyun Croset redonne une voix à son héroïne sur la touche qui joue sa partie, en nous livrant un point de vue très ironique sur une certaine société américaine des années 90. 

Une belle écriture mordante et savoureuse qui m’a happé d’un bout à l’autre et m’a fait sourire plus d’une fois. A déguster à l’heure d’un afternoon tea.

Mi Hyun Croset L. Pop-corn girl. Giuseppe Merrone Éditeur. Lausanne, 2019.

La plume du calamar de Sven Bodenmüller aux Éditions Encre Fraîche

Il la saisit sans émettre le moindre commentaire, on aurait dit qu’il était troublé par cette coquille translucide et qu’un sortilège s’était emparé de lui. Une sorte de cérémonial étrange débuta. Il examina la plume (…) 

C’est un moment charnière dans ce roman, où le sens énigmatique du titre se révèle. Nous sommes presque à la fin : Léo, le personnage principal, a invité chez lui son ami, le narrateur, qui lui montre comment éviscérer les calamars sans percer la poche d’encre. 

Léo est jeune, il a 19 ans quand le narrateur le rencontre pour la première fois sur son lieu de travail, un atelier d’horlogerie. Ce jeune homme passionné, enthousiaste et authentique qui avait bouffé de l’huile de vidange auparavant dans un garage, avait répondu à l’annonce d’un horloger de la place qui cherchait à former un ouvrier.

Avec des Santiags lustrées, prolongées par un jean noir remonté jusqu’au nombril, dans lequel était profondément enfoncée une chemise à carreaux rouge et bleu, délimitée par une boucle de ceinture démesurée qui affichait, non sans une certaine provocation « not dead yet » en lettres dorées. Voilà un authentique cow-boy campé sur ses santiags avec lequel le narrateur va tisser une amitié sincère. 

Le lecteur suit alors le « carnaval », premier volet de ce roman qui décrit cette relation fraternelle dans un enchaînement de complicité et d’alliance contre les autres, ceux qui forment le clan adverse dans l’atelier. Ce volet pose les questions de l’amitié et de ses valeurs d’honneur, d’indulgence et de pudeur aussi.

Seulement, ce sel de la vie se tarit brusquement : un événement lui fait perdre de sa substance. Le lecteur quitte alors le « carnaval » et crac ! L’élément perturbateur entre en scène et, tout comme Léo, nous sommes attrapés par « la veuve noire », deuxième volet de ce beau roman. Car il avait suffi à Léo de plonger son regard dans ses yeux impétueux et … de voir la profondeur abyssale de ses seins …

Eh oui, depuis l’arrivée de l’araignée, comme on l’appelle, le courant d’amitié s’est ralenti, la danse s’est essoufflée et … on a mal pour Léo.

Dès le début, ce roman nous accroche au moyen de cette écriture enchaînée, raffinée, presque horlogère, où s’alternent, dans un rythme ordonné et régulier, des discours directs et rapportés dans un dialogue que le narrateur poursuivrait avec son ami. 

J’y vois un mécanisme adroit qui s’emboîte parfaitement, à la virgule près, une écriture qui nous happe et nous emboîte jusqu’à la fin, même si c’est deux heures du matin et que le lendemain il va falloir se lever …

Seulement qu’arrive-t-il à un horloger qui ne parviendrait plus à régler une montre ? Un corps invisible se serait glissé entre ses rouages ? Que faire du coeur de Léo qui se dérègle sans cesse à la vue de Claudia ? Léo ne serait-il pas finalement cette montre dont le mystérieux mécanisme échappe à son horloger ? 

Bodenmüller S. La plume et le calamar. Editions Encre Fraîche, 2019

Couverture : dessin de Yannis La Macchia

La Vie suprême d’Alain Bagnoud aux Éditions de l’Aire

« C’était difficile pour lui d’être né tout en bas, dans un petit village de montagnes, d’une famille presque sans terre, avec seulement une vache, un petit champ de patates, un potager… »

Nous sommes en 1873. En Valais dans un village de montagne qui ressemble au val de Bagnes. Le héros de ce roman s’appelle Besse, il a vingt ans, il est un ouvrier agricole pauvre et sans héritage, né tout en bas et qui rêve d’une vie meilleure. 

« Il avait compris vite que leur famille était la dernière du village, que sa vie serait toujours la même, à suivre le sillon du père, à se louer à la journée quand on aurait besoin de lui. »

Notre jeune protagoniste désire ardemment que les choses changent et pour cela il compte sur sa chance. Et voilà que celle-ci se présente un dimanche d’octobre … debout devant la porte ouverte de la salle sombre … sous les traits d’un étranger fameux, fier et de belle allure, le célèbre faux-monnayeur Joseph-Samuel Farinet.

« Alors Besse a eu l’impression que l’horizon s’étendait autour de lui, que sa vision devenait plus large … Jamais il n’y avait eu quelqu’un, dans sa vie, qui lui avait donné autant d’espoir. »

Parallèlement à cette venue qui fait naître en lui des espoirs d’or et de vie meilleure, une rencontre va bouleverser notre jeune héros et provoquer en lui une émotion plus violente que celle du goût de l’argent. « Son émotion était forte, comme si un petit soleil situé dans sa poitrine se mettait à irradier et à éclairer la terre entière. Il lui venait des sentiments de plaisir. Je vais la revoir… »

Celle que notre héros rêve de revoir s’appelle Thérèse. Seulement Thérèse est la fille d’un homme qui a des biens et de l’influence et qui est promise à un homme de son rang. Besse quant à lui … devra se rabattre sur une pauvresse, laide et malingre en plus. 

Alors que doit-il faire lui qui rêve de s’élever au-dessus de cette vie miséreuse et de conquérir Thérèse ? Ne sera-t-il jamais qu’un pauvre petit ouvrier agricole sans héritage ? Doit-il renoncer à elle ? Il pourrait, comme Farinet, s’affranchir de sa modeste condition.

Alain Bagnoud signe ici un beau roman où il revisite le mythe de Farinet de façon originale au travers du point de vue d’un personnage inspiré directement de son arrière-arrière grand-pèreCe point de vue est aussi celui d’une jeunesse qui refuse de vivre une vie de misère et qui pose les questions fondamentales de ce que sont la liberté, la condition humaine et la détermination de nos vies.

Ce roman qui a obtenu le prix Édouard Rod reconstitue avec habilité et sincérité un univers âpre du Valais montagnard de la seconde moitié du XIXème siècle grâce aux qualités de style et d’imagination de son auteur.

A lire sans réserve.

Bagnoud A. La Vie suprême. Editions de l’Aire. Vevey, 2020

À lire également un autre article similaire sur https://jsansonnens.ch/post/episode-no-20-avec-alain-bagnoud/

Le bois de grenadille de Françoise Favre-Prinet aux Éditions des Sables

La grenadille est un arbre exotique dont les fruits rouges rappellent la saveur de la grenade. Et si les poèmes de Françoise Favre-Prinet étaient un peu comme ce bois précieux qui pousse en Afrique avec lequel on confectionne de petits outils et des instruments de musique ? Et si Françoise comme ce bois allait avec ce que les orages ont cassé en elle, sans en avoir rien perdu, mais droite, fière, décidée d’en faire musique ? Car ses poèmes suggèrent, comme les fruits de la grenadille qui cachent des grains juteux et savoureux, des parfums de grenade, de jardin et de soleil.

Voici donc un recueil de poèmes envoûtants qui se lit en continu avec la profondeur et la force d’un souffle positif. Happée par ce courant, je suis tombée sous le charme de l’écriture de cette poétesse et de son monde sensible plein de gratitude et de tendresse. Il m’a semblé pénétrer dans une sphère sauvage, quelque chose qui m’a rappelé Women who run with the Wolves de Clarissa Pinkola Estés, mais dans un style unique à Françoise. Évidemment.

Qui met le nez dans l’écriture lyrique de cette poétesse a bien des chances de s’y attacher, car rien ne m’a été forcé et tous ces mots assemblés m’ont donné des frissons. C’est que, sous sa plume, la vie se lève, toujours embellie. Son formidable instinct vital vous fera chasser la grisaille des jours difficiles : Eviter le faux-pli. Le repli. le misérable radotage. Redoublement indésirable. D’un triste miroir.

Sous sa plume, surgit l’embellie : Négligé de nuages. Jeté à la va-vite dans les champs. Le ciel se hâte vers l’embellie. Et si elle tirait sa force du bleu et d’une jubilante sensualité ? Je bleuis le ciel gris. Impatiente. Je lui donne. La matière de mon souffle. (…) C’est un rêve insolent. Je marche au bras du soleil. Sous le regard des ombres. Médusées.

Sel de nos veines de Rolf Doppenberg coédité aux Éditions des Sables et chez MaelstrÖm RéEvolution

du Moriah à la Mer Morte est le récit d’un cheminement dans le désert de la Vieille-Ville de Jérusalem à la Mer Morte. Cette marche solitaire se fait sur deux jours et une nuit dans le monastère de Mar Saba en plein canyon du Cédron, la rivière qui prend sa source à Jérusalem passant entre le Mont Moriah et le Mont des Oliviers.

Vingt-huit textes comme de courtes haltes dans cette descente aride vers la mer structurent ce récit qui nous laisse l’impression d’une sublime évanescence ou d’instantanés photographiques fugitifs.

Personne. Juste la sente, le long de l’oued à sec. Et les pentes du val, encore vertes, ce vert d’avril, moucheté de corolles. Par endroits affleure la roche, une roche à vif, d’une blancheur brute. À la patiente érosion elle donne sa blancheur. Et lègue son sel à la Mer d’en bas. 10. Val Harziat – Roche à vif

Cinq visions, comme des odes silencieuses surgies du désert et de ses strates complexes enrichissent ces haltes poétiques.

Ils se tenaient debout. Sur le bord escarpé du bassin de la Mer Morte. Les bras ouverts à l’aube naissante. Bouche close, le front plein. Par centaines. Outre-temps. Face à la Mer Morte. Vision V – face à la Mer.

J’ai été immédiatement séduite par la force et la qualité de cette écriture quasi organique qui m’a fait cheminer dans le val, le lit de la rivière du feu, l’Oued Nar en arabe, la rivière assombrie, le Nahal Kidron en hébreu.

Faites comme moi, lisez et prenez ce chemin suivant le lit asséché du Cédron en grec qui part de la Porte des Lions longeant les cimetières musulmans et juifs qui se font face.

Au pied du Mur s’étend le cimetière musulman, qui fait face au cimetière juif, sur la pente opposée du Val. Le début de ma descente sera entre les tombes, avec les défunts. Défunts juifs, défunts musulmans, sous la même terre, dans le même val. 1. Cimetière des deux pentes.

Ma Suisse en mots croisés de Jean Rossat aux Éditions Montsalvens

est le premier d’une série de 7 recueils de grilles de mots croisés spécifiques à un canton romand. Bonne nouvelle ! Voici le numéro 1 consacré à Vaud où les lecteurs-acteurs découvriront de façon interactive des expressions typiques de la Suisse, des helvétismes, des lieux, des événements, des personnalités.

Dans cet opuscule, Jean Rossat nous donne le goût des spécificités, des saillies de la langue, du français suisse en particulier. Le goût de la diversité en quelque sorte.

Aujourd’hui, ce montreur de mots pourrait s’apparenter à un montreur d’ours, tant il est parfois un exercice périlleux de montrer des bêtes curieuses – que sont les helvétismes, les régionalismes, le français suisse – à ceux dont le poil s’hérisse quand on semble toucher à la pureté de la langue. Mais voyez là plutôt la richesse de la complémentarité (selon les mots de Laurent Wehrli qui a préfacé ce recueil) et non une perte de la pureté. Car si le français s’enrichit de plusieurs langues, c’est qu’il vit. Et voilà une bonne nouvelle.

Tenez par exemple, vous qui lisez cette chronique que pensez-vous de cette prose à deux entrées, l’une s’apparentant à un français suisse et l’autre … eh bien … au français ?

Quelle folache ! Elle a fait une cupesse dans une dérupe. Une racine sans doute. C’est que, passant à côté du boîton, elle a accéléré le pas, ça chlinguait tellement et puis elle était en retard pour préparer le papet, elle avait des invités à déjeuner, la maison en cheni, le sol à panosser.

Quelle écervelée ! Elle a fait une culbute dans la pente. Une racine sans doute. C’est que, passant à côté de la porcherie, elle a accéléré le pas, ça sentait tellement mauvais et puis elle était en retard pour préparer le met traditionnel vaudois, elle avait des invités à déjeuner, la maison en désordre, le sol à frotter avec une serpillière.

N’attendez plus, croisez les mots avec Ma Suisse en mots croisés et amusez-vous !

Les battantes de Simona Brunel-Ferrarelli aux Éditions Encre fraîche

Roman qui tisse habilement deux fils narratifs parallèles dans une écriture poétique, franche et incisive. Texte remarquable qui tire immédiatement le lecteur dans deux récits à 30 ans d’intervalle au cœur de Rocca Patrizia, petit village dans les Abruzzes habité de paysans obtus et coincés … des chaises de bistrot se maudissant entre eux, se supportant à coup de médisances …

Le premier fil relate l’arrivée en 1943 de mademoiselle Victoire, une enseignante qui a mission durant la guerre de scolariser les enfants du village. Mademoiselle Victoire est … une femme qui ignore tout de la vie à la campagne, des pas rudes et lents de l’hivers noyés dans les crevasses de l’aube, du silence envahissant inexorablement ce pays montagneux et féroce au survenir du froid, une fois le village déserté par le soleil et les vacanciers … 

Mais Victoire ne s’installe pas par hasard dans ce village d’habitants frustes. Quelque chose la pousse à cela et d’ailleurs … cela faisait plus de six ans. Le temps de mourir mille fois et de mille fois renaître dans la poussière de ses pieds, dans le très peu de son absence. Le temps de hurler son abandon, la déchirure de son corps donné à une autre, cette fraude perpétrée à moi par Dieu, ce pilleur …

Parce que les pieds dont elle parle sont ceux d’Emilio Mannari de Rocca Patrizia, lui qui … aimait la petite Française ; elle le rendait fou avec ses allures de bourgeoise qui a trop lu, trop voyagé, vu trop de choses pour se taire et se ranger comme les femmes de chez lui à Rocca Patrizia. 

Mais voilà Emilio Mannari, dit le crochu en raison de son nez camus, a finalement épousé zia Rosina qui n’est autre que la tante de Lala Coronesi narratrice et héroïne du second fil narratif, racontant ses vacances d’été en famille à Villa Aïda dans ce même village de Rocca Patrizia. 

Alors, presque 30 ans après l’arrivée de Victoire, Lala Coronesi relate ce temps de l’enfance et de l’adolescence à Rocca Patrizia avant de concentrer son récit sur un événement majeur qui aura lieu en août 1975 et qui bouleversera sa vie. 

Car durant cet été incendiaire, son cœur de 13 ans s’est enflammé pour un garçon et … au-dessus de l’émeraude de ses yeux, des pluies d’argent battaient, irrégulières, troublantes. … Autour de nous, une horde de cigales déchaînées hurlait sa démesure.

A presque une génération d’écart, ces deux récits de femmes finissent par se rejoindre et nous révéler la raison de tant de bruits, de ragots, de médisances sur leur passage, ou est-ce simplement les habitants de Rocca qui sont … des gens méfiants et haineux ? Mais alors … de qui est cet enfant avec qui elle avait commis la chose immonde … ?

Très belle écriture qui coule et s’écoule, nous conduisant le coeur battant et l’esprit indigné au bout de ses virgules dans ce petit village d’Italie. Qui nous donne à voir ces interdits vivaces propres à une vie âpre et rude d’un petit village des Abruzzes d’un autre temps.

A lire absolument pour qui veut découvrir une écriture originale, poétique et incisive.