Il la saisit sans émettre le moindre commentaire, on aurait dit qu’il était troublé par cette coquille translucide et qu’un sortilège s’était emparé de lui. Une sorte de cérémonial étrange débuta. Il examina la plume (…)
C’est un moment charnière dans ce roman, où le sens énigmatique du titre se révèle. Nous sommes presque à la fin : Léo, le personnage principal, a invité chez lui son ami, le narrateur, qui lui montre comment éviscérer les calamars sans percer la poche d’encre.
Léo est jeune, il a 19 ans quand le narrateur le rencontre pour la première fois sur son lieu de travail, un atelier d’horlogerie. Ce jeune homme passionné, enthousiaste et authentique qui avait bouffé de l’huile de vidange auparavant dans un garage, avait répondu à l’annonce d’un horloger de la place qui cherchait à former un ouvrier.
Avec des Santiags lustrées, prolongées par un jean noir remonté jusqu’au nombril, dans lequel était profondément enfoncée une chemise à carreaux rouge et bleu, délimitée par une boucle de ceinture démesurée qui affichait, non sans une certaine provocation « not dead yet » en lettres dorées. Voilà un authentique cow-boy campé sur ses santiags avec lequel le narrateur va tisser une amitié sincère.
Le lecteur suit alors le « carnaval », premier volet de ce roman qui décrit cette relation fraternelle dans un enchaînement de complicité et d’alliance contre les autres, ceux qui forment le clan adverse dans l’atelier. Ce volet pose les questions de l’amitié et de ses valeurs d’honneur, d’indulgence et de pudeur aussi.
Seulement, ce sel de la vie se tarit brusquement : un événement lui fait perdre de sa substance. Le lecteur quitte alors le « carnaval » et crac ! L’élément perturbateur entre en scène et, tout comme Léo, nous sommes attrapés par « la veuve noire », deuxième volet de ce beau roman. Car il avait suffi à Léo de plonger son regard dans ses yeux impétueux et … de voir la profondeur abyssale de ses seins …
Eh oui, depuis l’arrivée de l’araignée, comme on l’appelle, le courant d’amitié s’est ralenti, la danse s’est essoufflée et … on a mal pour Léo.
Dès le début, ce roman nous accroche au moyen de cette écriture enchaînée, raffinée, presque horlogère, où s’alternent, dans un rythme ordonné et régulier, des discours directs et rapportés dans un dialogue que le narrateur poursuivrait avec son ami.
J’y vois un mécanisme adroit qui s’emboîte parfaitement, à la virgule près, une écriture qui nous happe et nous emboîte jusqu’à la fin, même si c’est deux heures du matin et que le lendemain il va falloir se lever …
Seulement qu’arrive-t-il à un horloger qui ne parviendrait plus à régler une montre ? Un corps invisible se serait glissé entre ses rouages ? Que faire du coeur de Léo qui se dérègle sans cesse à la vue de Claudia ? Léo ne serait-il pas finalement cette montre dont le mystérieux mécanisme échappe à son horloger ?
Bodenmüller S. La plume et le calamar. Editions Encre Fraîche, 2019
Couverture : dessin de Yannis La Macchia