Une vie de facteur de Jean-Jacques Kissling aux Éditions Héros-Limite

Depuis que j’ai lu Une vie de facteur de Jean-Jacques Kissling, je ne vois plus mon facteur du même oeil. Certes, je n’ignorais pas les bouleversements au sein du service postal, je me disais bien que sa façon de prendre le petit chemin à toute vitesse et de jeter le courrier aussi sec dans ma boîte n’était pas étrangère à un impératif financier extérieur à lui-même : quelques nouveaux dictats de performance imposés par une machine. Eh oui, le temps de mon facteur est désormais séquencé par une machine qui ne lui laisse guère plus la liberté de s’arrêter, seulement celle de lever un bras fugitif vers moi en guise de salut.

Je suis née dans les années 70. Parfois, je me demande si ma mémoire me joue des tours, si je n’ai pas simplement rêvé d’une époque où les facteurs avaient le temps de discuter avec vous. Je veux parler de ce temps-là que m’évoque L’Ecole des facteurs de Jacques Tati et Bienvenue chez les Ch’tis de Dany Boon.

Mais Jean-Jacques Kissling qui a une vie de facteur s’en souvient ! Ce temps-là a bel et bien existé et regardez comme c’était bien : Nous prenions le chemin de Bourdigny-Dessous en passant par Champigny. Le paysage était splendide … Cheveux au vent, nous fonçions vers la cinquantaine-huitième boîte aux lettres. Un bon café au lait accompagné de rissoles aux poires faites maison nous attendaient. Nous étions servis par un couple d’employés communaux à la retraite.

Maintenant, c’est tout différent, lorsque le facteur est en retard, il a droit à une diatribe de ses supérieurs … les jambes légèrement écartées et les mains croisées derrière le dos … sur un ton méprisant à la limite de l’engueulade … nous expliquent que notre travail n’est pas bon, que nous sommes beaucoup trop lents, pratiquement la honte de la région. L’entreprise ne peut plus cautionner une équipe comme la nôtre, qui n’est pas assez productive. « Nous ne voulons plus voir de facteur traîner ici après 9 h, ou discuter de la pluie ou du beau temps. Votre tournée arrive séquencée et préparée !

Une vie de facteur, c’est l’histoire de la métamorphose du service postal au coeur d’un système économique et politique où le dieu Argent règne en maître. Bienvenue dans Métropolis où la machine décide et ordonne au facteur de ne plus apporter les recommandés directement chez les gens. La raison en est simple : cela prend trop de temps et ce n’est pas profitable aux actionnaires qui perdent de l’argent, les pauvres !

Oui, mais Jean-Jacques a osé lui, il est allé apporter ce recommandé et voilà ce qui s’est passé : Dans le ciel noir les grailles d’une nuée de corneilles résonnent sur l’imposante structure de béton et de métal qu’est Palexpo. Ambiance médiévale pour une mise à mort. Attention à ne pas glisser, les escaliers … sont recouverts de glace !

Alors à la prochaine séance, Jean-Jacques risque bien d’être cloué devant les autres. Car s’il n’y a pas de primes cette année, c’est probablement sa faute, le vieux qui s’est arrêté pour apporter le colis à cette autre vieille qui n’arrivait plus à sortir de chez elle. Mais ça, on s’en fiche, nous ce qui compte, c’est le profit ! Cupidité quand je te tiens ! Le monde à mes pieds ! Voilà le maître-mot. L’humanité suit ses balises au milieu de la nuit. Adieu conscience, adieu les autres, Bonjour tristesse, pardon Françoise.

Jean-Jacques et mon gentil facteur sont devenus les esclaves des machines qui leur imposent une course contre la montre. Allez ! Plus vite ! Plus vite ! Le facteur humain a disparu … cet humain avec qui on pouvait discuter est passé à la trappe. Crac ! Y’a plus ! Débrouillez-vous ma petite dame pour votre recommandé, c’est pas notre problème, demandez à la société !

Voilà la fin d’année qui approche à grands pas, l’époque étrange, l’atmosphère délétère, et comme mon facteur n’a plus le temps de boire un café, je glisserai dans ma boîte aux lettres un petit mot manuscrit avec des étrennes, c’est décidé, je n’oublierai pas.

Une vie de facteur est un beau texte autobiographique qui dénonce un système exploitant l’humain, un livre bien écrit qui vous happe aisément jusqu’à la fin en vous laissant un goût d’indignation !

Kissling J.-J. Une vie de facteur. Héros-Limite, 2016

http://www.jjkphoto.ch/livre_une_vie_de_facteur.htm http://www.jjkphoto.ch/peuple_de_la_foret.htm

Publié par Laura Maxwell

Laura Maxwell est née à Genève en 1972. Cette idéaliste romantique est auteure, rédactrice indépendante et enseignante de langues étrangères. Autodidacte au parcours et aux goûts éclectiques, elle publie en 2011 La quête Degraal, roman-feuilleton dans le magazine Tout l’Immobilier, puis de 2012 à 2015, aux Editions Encre Fraîche, Boeing Transformateur, Trait d’union et Le banquet d’Emile , nouvelles dans des recueils collectifs. Elle travaille sur des chroniques de mots, « les accroche-mots » des textes ludiques et instructifs inspirés de ses expériences du monde des affaires. Elle porte sur ce monde-là un regard très critique et ironique.

Laisser un commentaire